VENDREDI 8 FÉVRIER 1946, page 7/12
FRANCE - ACTUALITÉS DE PARIS
IL a de longs cheveux bruns et frisés qui encadrent son visage étonnement expressif. Il fait froid, très froid et il s'est engonçé dans sa canadienne. Tranquillement, il prend des notes sur un cahier et souligne certaines phrases d’un trait de plume. Devant lui, entre le buffet de la salle-à-manger et les chaises cannées rangées le long du mur, deux jeunes personnes en chantail et en pantalon prennent des poses. Un garçon est assis, son pied nu entre ses mains, et regarde leurs évolutions avec un air attendri.
Une voix grave et bien timbrée sort de la canadienne...
Un marteau... J'ai dit, un marteau... attention à l'organe... un zigzag c’est beaucoup plus difficile qu'on le croit !
Je suis chez Etienne Decroux, le créateur, pourrai-je dire, du “Mime Corporel.” Il me reçoit chez lui, pendant le cours quotidien de ses meilleurs élèves, et, gentiment, simplement, me conte son histoire...
C’est en 1923, qu’Etienne Decroux assista à des exercices corporels qui avaient lieu sous la direction de Jacques Copeau à l'Ecole du Vieux-Colombier. C’est cet exercice d'assouplissement et de technique dramatique apparenté à la gymnastique simple qui lui donna l’idée d'un art nouveau “le mime.” Le 13 juin 1931, le projet devenait réalité puisqu'il présentait à la salle Lancry la première exhibition. Pendant des années, Decroux, qui avait entre temps recruté Jean-Louis Barrault parmi ses disciples, travailla pour porter sa découverte sur une scène fréquentée par un vaste public. Dans cette salle-à-manger où j'assiste aujourd'hui aux évolutions de ses élèves, il donna nombre de spectacles devant quelques personnes. En octobre 1942, il donna des spectacles de “mime” au Salon d'Automne et aux Ambassadeurs... Puis, le mime rencontra enfin le grand public dans le film de Carné et Prévert Les enfants du Paradis et au Théâtre Français avec Le Soulier de Satin de Paul Claudel. Le 4 novembre dernier, à la salle de la “Maison de la Chimie,” rue Saint-Dominique, Etienne Decroux donnait son premier grand spectacle de “mime corporel” pur. Devant un public silencieux, défilèrent des personnages vêtus seulement d'un pagne, qui évoquèrent à l’aide de gestes et d’attitudes des évocations matérielles comme le menuisier, la machine etc..., Des scènes suivirent, des scènes complètes telles que La voiture embourbée, Le passage des hommes sur la terre mimés sans un accessoire et dans un rythme prenant. Autant de scènes, autant de fresques antiques, animées par un mouvement qui crée, sans aucun doute, une vie dramatique mais qui ne peut emporter l'enthousiasme des spectateurs. J'étais dans la salle, le 4 novembre, et je dois avouer en toute impartialité qu’un ennui profond pesa sur mes épaules jusqu’à la fin du spectacle, sans que je m'en puisse débarrasser. Le mime est encore à mon avis, Etienne Decroux me pardonnera cette critique, très loin de sa forme et de sa technique définitive. Dans l’état actuel des choses, il lui est impossible de composer une pièce entière de mime ; les difficultés de compréhension sont encore trop difficiles à vaincre pour l'homme de la rue. A la sortie de cette séance de mime, échangeant nos impressions avec un camarade, critique dramatique, nous dûmes convenir que nous n'avions rien compris aux “Matériaux d'une pièce biblique.” C’est triste pour un spectateur de sortir sans avoir saisi le sens d’un spectacle ! A cela, évidemment les “mimes” répondront que nous manquons de compréhension ; c'est un cercle vicieux... Mais trêve de critiques, le mime, comme je l'ai dit plus haut, est encore loin de sa forme parfaite ; attendons et souhaitons lui “bonne chance” !
Pendant qu’Etienne Decroux parle, les élèves continuent à mimer à prendre des poses, à “lancer” des gestes...
Il aborde les rapports du “mime corporel” avec la pantomime...
"— On a voulu rapprocher le mime et la pantomime qu’illustre “Debureau” et la Comedia Del Arte. C'est faux. La pantomime s’exprime en grande partie par le visage maquillé et par le vêtement. Le mime, au contraire veut cacher le visage par un masque et réclame la nudité du corps.”
Etienne Decroux en arrive à la définition même de son art...
“— Le mime peut se définir dans cette formule : un corps nu dans un décors nu.” Car la vie émotionnelle du mime a son siège dans le tronc humain... le tronc qui est l’organe par excellence des sculpteurs... voilà le problème : exprimer les sentiments dramatiques par le tronc humain... Mais un élément joue intensément pour nous, c'est le mouvement ; mouvement des muscles, et des membres... le mouvement. Le mime c’est une espèce de matérialisation dans l’espace. Par là, il peut tout exprimer sans l’aide d'un décors ou d'accessoires.”
Decroux croise ses mains, réfléchit un instant avant de poursuivre.
“— Même dans le comique, le mime prend une allure grave. Nous aurions pu avoir Rodin, et Daumier comme pères spirituels. Si le public juge sainement notre travail, c’est à nous de l'applaudir...”
Le bras du “mime” Etienne Decroux trace une dernière courbe gracieuse, étudiée. Les élèves se repeignent devant une glace. Le cours est terminé aujourd’hui.
Jean Prasteau.