DEBURAU

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Groupe français sur les mimes DEBURAU (père et fils)

Il y a cent ans le Mime Gaspard Deburau

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Le Petit Journal illustré
1 juillet 1928, page 5/12

Il y a cent ans le Mime Gaspard Deburau


Il y a cent ans le Mime Gaspard DeburauLes derniers mimes s’en vont. récemment, c’était Thalès qui prenait sa retraite ; aujourd’hui, c’est Séverin qui fait ses adieux à la scène et donne ses dernières représentations aux Marseillais, ses compatriotes.

C’est une destinée singulière que celle de la pantomime. Ce genre connut tour à tour ou la faveur excessive ou l’indifférence absolue. Au XVIIe siècle, une troupe de mimes italiens, dirigée par Tiberio Fiurelli, le célèbre Scaramouche fait florès au théâtre du Petit-Bourbon et contrebalance le succès des pièces de Molière. Puis, pendant tout le XVIIIe siècle et le premier quart du XIXe, la pantomime est à peu près abandonnée.

Au printemps de 1828 — c’est là un centenaire qu’on eût pu célébrer cette année — elle rente en grâce tout à coup. C’est qu’un mime vient de se révéler, qui va porter cet art à la perfection, soulever l’enthousiasme des artistes et des poètes et faire affluer le public vers un modeste petite théâtre du boulevard du Temple : les Funambules.

Ce mime, le plus illustre de tous les pays et de tous les temps, s’appelait Gaspard Debureau.

A la suite du décret de 1791, proclamant la liberté des théâtres, une foule de petites scènes s’étaient installées sur le boulevard du Temple. C’étaient, suivant le mot de Jules Janin, « les théâtres à quatre sous » : le théâtre de Nicolet, celui d’Audinot, qui devait faire place à l’Ambigu ; les Délassements Comiques et le Petit Lazzari — les Délass’Com. et le P’tit Lazz, disaient les titis — puis le Lycée dramatique ou théâtre des Patagoniens, et le cabaret chantant du Cadran Bleu, où Désaugiers improvisa les couplets célèbres qui consacraient l’agrément de ce coin du boulevard :

La seule où j’m’en donne, bousque j’ris.
La seul’ promenade qu’ait du prix.
La seul’ dont je sois épris.
C’est l’boulevard du Temple à Paris.

Là, Bobèche et Galimafré faisaient la parade ; là, le chien Munito calculait comme un maître de mathématiques ; on montrait dans une salle des lapins savants ; dans une autre, l’histoire de Cléopâtre et la Passion de Notre-Seigneur. Ailleurs, Mme Saqui dansait sur la corde raide. Toutes ces attractions avaient un égal succès. Mais bientôt, un de ces petits théâtres, les Funambules, où l’on exhibait une troupe de chiens savants, s’ouvrit à un genre de spectacle nouveau qui ne tarda pas à effacer le succès de toutes les attractions d’alentour.

C’était la pantomime. Il faut dire que la pantomime n’y tint d’abord qu’une place assez restreinte. Le programme des Funambules était éclectique et varié. On continuait à y montrer des chiens savants, puis des marionnettes, des combats à l’hache et au sabre, des danses sur la corde ; enfin, ce que Bertrand, le directeur, appelait la Pantomime sautante, sorte de comédie acrobatique dans laquelle on admirait beaucoup plus les cabrioles des acteurs que leurs jeu : de physionomie.

C’est dans une de ces « pantomimes sautantes » que débuta au théâtre celui qui décrit être le plus puissant interprète du romantisme. Prosper, dit Frédérick Lemaître, engagé par Bertrand à raison de 15 francs par semaine, se fit remarquer dans l’interprétation de quelques rôles muets, notamment dans le rôle de l’ours, de Perrette ou les Deux Braconniers. Malheureusement, Frédérick n’avait rien d’un acrobate : chaque fois qu’il fallait arriver en scène en faisant la roue, il ratait son entrée. Force lui fut d’abandonner les Funambules pour le Cirque Olympique.

Il n’en garda pas moins un excellent souvenir de son passage sur la petite scène du boulevard du Temple et des études de mimique qu’il y avait faites. Plus tard, parvenu à la gloire, il disait : « J’ai beaucoup appris aux Funambules, et c’est un de mes étonnements que le Conservatoire ne compte pas une classe de pantomime. »

Disons en passant que cette lacune signalée par Frédérick est aujourd’hui comblée. Le Conservatoire comporte une classe de pantomime. Le professeur, M. Georges Wague, un des meilleurs mimes d’à présent, a pour fonction, non pas de faire revivre absolument l’art des Deburau et des Paul Legrand, mais bien plutôt d’enseigner aux artistes tant lyriques que dramatiques, la vérité du geste et la justesse de l’expression de physionomie. Et c’est une tâche dont il s’acquitte à souhait. Si les chanteurs, qui sortent aujourd’hui du Conservatoire, savent se tenir en scène et mettre leurs gestes et l’expression de leurs traits en concordance avec ce qu’ils chantent, c’est, pour la plus large part, à l’excellent enseignement de M. Georges Wague qu’ils le doivent.

Mais revenons à Gaspard Deburau et au centenaire de ses débuts.

Le mime qui devait rendre à l’art de la pantomime un éclat qu’il avait perdu depuis plus d’un siècle et demi, naquit le 13 juillet 1796, à Newkolin, en Bohême, où son père ancien soldat et baladin de son état, s’était momentanément fixé.

Le père Deburau avait cinq enfants : trois garçons et deux filles. Dès leur jeune âge, il les avait exercés à assouplir leur corps, à se désosser pour en faire de parfaits acrobates. Or, un beau jour, une lettre d’un notaire d’Amiens arriva à Newkolin, annonçant à Deburau qu’un sien parent venait de mourir dans cette ville, lui laissant ce qu’il possédait.

— En roule pour Amiens, ! dit le vieux soldat.

Et l’on partit. Mais comme on n’avait pas les moyens de prendre les voitures publiques, on s’en fut pédestrement. Et, de ville en ville, on s’arrêtait sur les places, et les filles dansaient sur la corde, et les garçons se livraient aux acrobaties les plus variées ; après quoi le père faisait la quête.

On arriva ainsi à Amiens. Là, une déception attendait la troupe. L’héritage, qui avait pris, dans ces imaginations vagabondes, l’importance d’une fortune, se réduisait à une bicoque à demi-ruinée et à un arpent de terre, inculte.

Le père Deburau en prit son parti. Il vendit le tout, acheta un cheval sur lequel fui placé l’outillage des gymnastes, et la tribu se remit en route. Elle alla à travers l’Europe jusqu’à Constantinople.

De là, elle revint à Paris, seule ville du monde qui consacre la gloire acrobatique comme toutes les autres gloires. Sa réputation l’y avait précédée. Les Deburau furent de toutes les fêtes populaires. Le père Deburau obtint même de l’administration impériale l’entreprise des spectacles en plein vent. Son fils aîné était célèbre sous le nom de Roi du Tapis ; le second, Etienne, avait été surnommé par la foule le Sauteur fini. Seul, le troisième, Gaspard, n’avait pas encore su capter la faveur des foules.

C’est pourtant lui qui devait, quelques années plus tard, illustrer le nom de la famille et connaître tous les enivrements du succès.

Jules Janin, qui écrivit peut-être avec plus d’imagination que de vérité, l’histoire de Gaspard, raconte que, las de faire des parades et des tours d’adresse aux carrefours, le jeune homme, un jour, ayant lu quelques pièces de Molière, sentit s’éveiller en lui une vocation nouvelle. Au lieu des « pantomimes sauteuses » dans lesquelles l’action n’avait qu’une importance secondaire et où, seules, les cabrioles comptaient, pourquoi ne représenterait-on pas des pantomimes qui seraient de vraies pièces, où l’acteur devrait traduire par le geste et l’expression de la physionomie, des idées, des impressions, des sentiments ?

Gaspard alla trouver Bertrand, le directeur des Funambules, et lui exposa son projet avec tant de conviction, qu’il n’eût pas de peine à le convaincre.

Bertrand, séduit, engagea l’artiste à des conditions qui, pour un « théâtre à quatre sous », étaient mirifiques.

Gaspard toucherait 35 francs par semaine. Or, les pantomimes de Deburau eurent tout de suite un immense succès. Le Boulevard, le vrai, l’élégant, en entendit parler et se précipita au boulevard du Temple. La salle des Funambules fut trop petite pour contenir la foule, sans cesse accrue, des admirateurs du mime. Les poètes, les critiques exaltèrent son génie. Janin lui consacra un livre. Gautier, Banville le chantèrent dans leurs vers. Les « lions », les fashionables du jour se prirent de passion pour la pantomime.

« Quand j’ai le spleen, disait lord Seymour, je vais passer une heure aux Funambules et je suis guéri. »

Devant le succès des pantomimes de Gaspard, Bertrand dut donner en semaine six séances par jour et neuf le dimanche. A l’époque du premier de l’an, Duburau joua jusqu’à vingt-six fois en trois jours... Ça lui faisait un peu plus de dix sous par pantomime qu’il interprétait.

Comparez ces cachets avec ceux qu’exigent aujourd’hui les acteurs de cinéma et vous reconnaîtrez que les étoiles de l’art muet d’autrefois avaient un peu moins d’exigences que celles de l’ami muet d’aujourd’hui.

Après des années de succès ininterrompus, un incident tragique amena la retraite prématurée du mime fameux.

Un jour — c’était au printemps de 1836 — Deburau se promenant avec sa femme à Bagnolet, fut reconnu par un jeune voyou qui l’interpella grossièrement. Au théâtre. Pierrot eût subi humblement tous les caprices, voire toutes les injustices du public ; dans la rue, sa dignité d’homme reprenait le dessus ; il entendait être respecté. D’un magistral coup de poing, il envoya son insulter rouler sur le pavé. Celui-ci se releva, le poursuivit, ameuta la foule contre lui. Deburau avait une canne : le maniement du bâton n’avait pas de secrets pour lui. Exaspéré par les insultes, il frappa. L’homme tomba, pour ne plus se relever, cette fois.

Deburau fut envoyé en prison. Les voix les plus éloquentes de la littérature et du journalisme s’élevèrent en sa faveur. George Sand, notamment, mena pour lui la plus ardente campagne. Elle était sa plus sincère admiratrice : « Je n’ai jamais vu, disait-elle, d’artiste plus sérieux, plus consciencieux, plus religieux de son art. »

Sous la pression de l’opinion publique, le tribunal acquitta Deburau. Mais, quand il sortit de prison, le pauvre mime n’était plus que l’ombre de lui-même. Le chagrin, le regret de son mouvement de colère, qui avait causé la mort d’un homme, ne cessaient de le poursuivre.

« Je ne pense pas remonter sur les planches avant un mois, écrivait-il à un de ses amis, par convenance d’abord, et puis parce que je n’ai pas le cœur à ça. Je ne puis plus toucher à un bâton sans qu’il me brûle les doigts, sans que la tête me tourne, sans que le cœur me manque. J’aurai beau faire, cette mort-là sera toujours entre mon public et moi... Quand je ferai le moulinet avec ma batte pour me défendre contre des ennemis imaginaires, les spectateurs songeront à Pierrot assassin... »

Ces remords empoisonnèrent les derniers jours du grand mime. Pour comble de malheur, un asthme, qui le secouait de furieuses quintes de toux, le tint longtemps éloigné de la scène. Il y reparut pourtant une fois encore au début de juin 1846 et souleva l’enthousiasme du public. Quelques jours après il mourait.

Depuis lors, bien des mimes ont passé sur la scène. Aucun d’eux n’a effacé la gloire de Gaspard Deburau.

Jean Lecoq.